Pesticides : les raisons d’une addiction française


Article paru dans l’édition du 28.10.12 du Monde

Les coopératives dont dépendent les agriculteurs pour écouler leurs récoltes portent une part de responsabilité

Au troisième rang mondial derrière les Etats-Unis et le Japon, la France est une championne de la consommation de produits phytosanitaires en tous genres, herbicides en tête. Avec les Pays-Bas et la Belgique, elle forme le trio des pays européens les plus gourmands en pesticides rapporté à l’hectare cultivé.

L’importance des terres arables n’explique pas tout. Il existe en France une forme de reconnaissance envers ces substances qui ont soutenu la modernisation radicale de l’agriculture à partir des années 1950. Appauvrissement des sols, phénomènes de résistances des « ravageurs » et surtout dégradation inquiétante de la qualité de l’eau : le revers de la médaille se révèle aujourd’hui. Quant aux répercussions sur la santé, les adeptes de l’agriculture intensive – qui achètent 93 % des produits phytosanitaires du marché national – sont les premiers à en pâtir.

Lancé en 2008 à l’issue du Grenelle de l’environnement, le plan gouvernemental Ecophyto s’est fixé pour ambition de réduire de moitié l’usage des pesticides d’ici à 2 018. Mais les ventes ont continué de grimper de 2,6 % entre 2008 et 2011… Seules les substances les plus dangereuses ont fortement diminué… parce que l’Union européenne (UE) a imposé le retrait du marché de 53 d’entre elles. Le bilan est si décourageant et l’objectif jugé si inatteignable que le ministre de l’agriculture, Stéphane Le Foll, a un temps hésité avant de le reprendre à son compte.

Qu’est ce qui coince ? La réponse est en partie inscrite dans le rapport de la mission parlementaire d’information sur les pesticides conduite par la sénatrice Nicole Bonnefoy (PS) : « L’analyse fine du contenu réel du plan Ecophyto 2018 montre que sa réussite dépend largement de la bonne volonté des agriculteurs, des fabricants et des industriels. Peu d’outils obligatoires ou coercitifs ont été mis en place. » Pour ne prendre qu’un exemple, la mobilisation des pouvoirs publics n’a même pas mis fin aux épandages aériens de pesticides, officiellement interdits par la loi, mais qui continuent de bénéficier de multiples dérogations.

Au sein d’une agriculture française très structurée, convaincre chaque agriculteur de lever le pied sur le pulvérisateur de pesticides n’est peut-être pas le plus grand défi. Car que pèse le discours vertueux face aux pressions de la coopérative dont il dépend pour écouler sa production ? Peut-il risquer de se retrouver avec ses pommes ou son blé sur les bras ?

La coopérative impose ses propres critères, exige des rendements, tout en fournissant les conseils et parfois les pesticides qui permettent d’y parvenir. Elle rédige des cahiers des charges très précis pour répondre aux exigences de la grande distribution, voire de l’usine agroalimentaire dans laquelle elle a elle-même souvent des intérêts. Le terme de « coopérative » désigne en effet des groupements de dimension internationale aux intérêts diversifiés. Le chiffre d’affaires de In Vivo par exemple, spécialisée dans les céréales, dépasse 6 milliards d’euros, Sodiaal (lait) 4 milliards et, Triskalia, la polyvalente bretonne, 2 milliards.

Aucun règlement n’interdit « qu’une même personne morale prescrive ou au moins recommande des traitements phytosanitaires et vende les produits permettant de les réaliser », soulignent les parlementaires dans leur rapport. « Dans l’écrasante majorité des départements, s’inquiètent-ils, les coopératives agricoles jouent les deux rôles dont la synergie apparaît malsaine »

Ils dénoncent en outre le « problème lancinant des conflits d’intérêts » au sein des groupes d’experts qui conseillent les pouvoirs publics sur la toxicité des produits. Quant aux chambres d’agriculture, qui comptent nombre de dirigeants de grandes coopératives à leur tête, elles continuent de jouer un rôle central en impulsant ou non des changements de pratiques chez leurs adhérents. Le plan Ecophyto repose sur elles pour la constitution d’un réseau d’exploitations de référence, les fermes Dephy, qui souhaitent jouer le jeu de produire autant en réduisant les intrants.

C’est par elles encore que passe la formation des agriculteurs, qui sera couronnée par un certificat, le Certiphyto, obligatoire à partir du 1er octobre 2014. Les distributeurs d’herbicides, fongicides et autres insecticides devront eux aussi obtenir un agrément.

Le ministère de l’environnement ne s’occupe que des 7,8 % d’utilisateurs en dehors du monde agricole – jardiniers, gestionnaires de golf, Réseau ferré de France… -, et a logiquement laissé la main à celui de l’agriculture, qui mise surtout sur la pédagogie. L’administration de Stéphane le Foll vient notamment de lancer une plate-forme contributive sur Internet, « Produisons autrement », qui regorge de témoignages convaincants d’exploitants et d’agronomes vantant les mérites de la diversification des variétés, de l’espacement des plantations, des substances nettement moins nocives pour l’environnement…

Tout confondu, les crédits engagés pour Ecophyto s’élèvent à environ 140 millions d’euros par an, en bonne partie financés par la redevance sur les pollutions diffuses collectées par les agences de l’eau. « Le problème, ce n’est pas l’argent mais la volonté, observe François Veillerette de Générations futures. En Picardie par exemple, des exploitations qui ont réduit de moitié leur usage des pesticides n’ont pas pu prendre place dans le réseau Dephy faute de convaincre les responsables agricoles locaux. On perd du temps. » « On peut multiplier les changements à la marge, mais atteindre les 50 % en moins signifierait quitter le modèle de l’agriculture intensive et sortir la bio de sa niche », conclut Isabelle Laudon de WWF.

En 2011, le nombre d’exploitations engagées dans le système biologique a progressé de 12,3 %, ce qui ne les fait cependant occuper que 3,5 % de la surface agricole. Or le Grenelle de l’environnement a fixé l’objectif de 6 % en 2012 et de 20 % en 2020. En Europe, 17,2 % des terres autrichiennes sont déjà converties au bio, 8,6 % des italiennes et 5,9 % des allemandes.

Martine Valo